Six choses impossibles avant le petit-déjeuner

Dans un monde saturé des antagonismes du capital, une politique basée exclusivement sur l’ouverture et l’affirmation est vouée à l’échec. Mais la Free Association suggère que tenter de fonder nos pratiques sur l’antagonisme comporte aussi une série de problèmes.

Mildred: What’re you rebelling against, Johnny?

Johnny: Whaddya got?

The Wild One (1953)

Alice riait. “Il est inutile d’essayer,” dit-elle. “Personne ne peut croire une chose impossible.”

“J’ose dire que vous n’avez guère de pratique,” dit la reine. “A votre âge, je m’y entraînais chaque jouir pendant une heure et demi. Ainsi, parfois je parvenais à croire à jusqu’à six choses impossibles avant le petit déjeuner.”

Alice au Pays des Merveilles

Une des principales nouveauté du mouvement des mouvements durant la dernière décennie a été son ouverture, son unité-dans-la-diversité et son sens de l’affirmation. Depuis les alliances étincelantes dans les rues de Seattle jusqu’aux expérimentations de nouvelles formes politiques, nous avons été frappés par sa portée mondiale et son sens de l’opportunité. Mais plus récemment, des thèmes plus anciens semblent réémerger: l’antagonisme, la colère, la haine de classe et la rupture. On a l’impression de retrouver un vieil ami perdu depuis longtemps. On l’amène dans un bar pour renouer l’amitié avec quelques boissons et on finit souls en chantant « Les riches… les riches… on va s’en débarrasser!’

Nous sommes ici sur un sol instable. Peut-être est-il tentant de se retirer sur de vieillles certitudes bien établies. Mais est-ce que ce sont des certitudes parce qu’elles expriment des vérités sur notre monde? Un éclair de réalisme qui charifie un problème? Nous ne voulons pas perdre le sens d’ouverture et l’engagement à l’experimentation que nous avons découvert avec les protestations du tournant du siècle. Cependant, ce cycle semble toucher à sa fin. Le mouvement des mouvements a atteint une impasse; l’innovation et l’expansion semblent impossibles à retrouver. Dans ces circonstances, un ré-examen de concepts intemporels comme l’antagonisme et la haine de classe peut être opportun. 

NOUS SOMMES LES DESTRUCTEURS

Bien sûr la rupture et l’antagonisme n’ont rien de nouveau dans le mouvement anti-capitaliste. Ils ont été des lignes continues de San Cristobal à Seattle et de Gêne à Oaxaca. Mais la façon avec laquelle ils ont été tissés a énormément changé. 

Les protestations lors des sommets, par exemple, ont atteint un point minimal lors du sommet du G8 à Gleneagles en 2005 avec la campagne ciblée sur les médias « Make Poverty History ». Toute la contestation politique avait été écartée, au point que les « demandes » de la campagne étaient de celles que tout le monde peut accepter. Avant 2005, les manifestations lors des sommets avaient au moins été des protestations, voire des tentatives concertées de bloquer physiquement la réunion. En contraste net, Make Poverty History a souhaité la bienvenu aux leaders du G8 en Ecosse et a ainsi piétiné toute une longue histoire de tentatives de stopper ces sommets. 

Les leçons de 2005 n’ont pas été perdues pour le mouvement. Deux années plus tard, lorsque le G8 s’est réuni à Heiligendamm, le but explicite de toutes les principales actions autour du sommet était de délégitimer le G8. Pour certains, la stratégie était claire: une résistance ouverte au monde que le G8 représente. Une manifestation de masse à Rostock s’est transformée en petite émeute lorsque des banques ont été attaquée et des voitures brûlées. L’antagonisme pur et simple.

Mais est-ce aussi simple? Certes, le message était clair, mais la destruction de propriété  à cette échelle lors d’un sommet n’a rien de nouveau. Et malgré les affirmations que les violences « avait rendu la résistance incalculable pour la police et pour l’appareil d’Etat”, l’évidence suggère que c’était totalement calculable – non seulement en terme de coût financier pour les dommages causés, mais aussi dans son timing et sa localisation. Dans ce sens, un retour aux tactiques du Black Bloc ne représentait pas l’émergence de quelquechose de nouveau, mais la retraite vers des modes de comportements familiers, avec les résultats habituels. L’antagonisme comme identité, avec ses propres codes vestimentaires.

D’autres ont pris des lignes plus innovantes. Block G8, par exemple, a été une large coalition de plus de 200 organisations depuis les groupes autonomes et la « gauche radicale » jusqu’à des organisations religieuses, mais, un aspect crucial est qu’il était basé sur un clair antagonisme vis à vis du G8. Après plusieurs mois de discussions, un accord a pu être dessiné; une des clauses était l’affirmation que le G8 n’était pas légitime, une autre traitait des niveaux acceptables de militance.  Ceci a ouvert des perspectives excitantes de transformation, avec des gens agissant en dehors de leur zone habituelle, mais cela a aussi créé certains problèmes. D’abord, il y avait des différences claires entre les signataires sur ce que cet antagonisme sur lequel on s’était mis d’accord pouvait signifier en pratique. Des fissures sérieuses ont émergées dans la coalition à la suite des violences à Rostock. Pour certains, attaquer des banques et se battre avec la police signifiait amener l’antagonisme trop loin. Cependant, plus tard dans la semaine, lorsque le sommet a été complètement assiégé par les Block G8ers et lorsqu’une atmosphère de festival s’est installée bien à l’intérieur de la « zone rouge » , d’autres ont critiqué les manifestants pour leur manque d’antagonisme. Pourquoi n’avons nous pas organisé une attaque concertée sur la clotûre elle-même? L’antagonisme contre le G8 avait été maintenue dans des limites nettement définies. 

Un second problème pour s’organiser à partir d’antagonismes pré-établis est que cela limite notre mobilité lorsque la situation change. A Heiligendamm, le succès initial du blocage des routes a dépendu d’un groupe fermé qui suivait un plan secret. Mais déplacer des milliers de personnes d’un campement jusqu’à des routes c’est une chose, maintenir des blocages effcicaces une fois là-bas en est une autre. Sur la porte Est il y a eu un bon nombre de réunions très frustrantes le mercredi soir  alors que le « comité d’action » de Block G8 dominait les discussions – prenant avantage de leur contrôle sur les mégaphones et le système de sonorisation, et de leur autorité comme organisateurs. Ils ont suggéré que ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux minaient le « consensus d’action » (c’est à dire l’accord sur l’antagonisme établi avant) et constituaient de pures tentatives d’ « escalade » (de la violence). En fait, le blocage était sur le point de se démanteler quand Block G8 a proclamé la « victoire » et a demandé à tout le monde de se retirer. Cette retraite n’a été stoppée que lorsque deux personnes se sont assises sur la route devant la sono pour l’empêcher de sortir: bloquer les bloqueurs!

Enfin, une critique plus générale des mobilisations de 2007 fut que l’antagonisme tendait à rester au niveau du G8 lui-même, plutôt qu’à remettre en cause les relations sociales capitalistes comprises de façon plus large. De fait, ces dix dernières années on observe plutôt un rétrécissement, plus qu’une expansion, de la cible de l’antagonisme. Le mouvement s’est réuni à Seattle autour d’une opposition commune aux politiques néolibérales que le G8, l’OMC et la banque Mondiale mettaient en place au niveau mondial. Cela a permis une résonnance des mouvements éclosant à partir de divers lieux. Les institutions internationales néolibérales étaient habituées à résister à des processus beaucoup plus larges; mais en retour, la zone rouge est devenue comme un aimant pour nos désirs. La réponse du G8 a été de changer de cible, en essayant de se présenter comme un lieu clé de la bonne gouvernance. De la même façon qu’à Gleneagles en 2005 le G8 s’est présenté comme l’institution la mieux placée pour combattre la pauvreté mondiale, à Heiligendamm ils ont voulu donner l’impression que c’étaient les leaders des plus grandes économies capitalistes du monde qui allaient apporter une solution au changement climatique. Ils ont évacué l’antagonisme que nous avions créé en changeant le sujet vers un thème si étendu que les solutions proposées par le mouvement étaient plus difficiles à envisager.

LES EFFETS DE l’EFFET DE SERRE

Les inquiétudes à propos du changement climatique sont maintenant partagées par tous. Le film d’Al GoreAn Inconvenient Truth, les rapports successifs de l’IPCC, la rapport Stern, tous expliquent clairement la gravité du défi. C’est un changement énorme par rapport à il y a quelques années lorsque des scientifiques et d’autres militants écologistes se battaient pour faire reconnaître l’existence du problème. Dans ces conditions, la question n’est plus comment « sensibiliser l’opinion », mais comment pousser les portes pour ouvrir de nouvelles problématiques.

De manière typique, les mouvements sociaux partent d’‘espaces fermés’, c’est à dire de situations qui sont caractérisées par l’impossibilité du monde existant et pour lesquelle les voies de sortie sont à peine imaginables. Mais précisément parce qu’ils sont fermés, ces espaces sont comme des incubateurs ou des serres pour la créativité et l’innovation – “la création naît dans les goulets d’étranglement”. Les mouvements sociaux qui naissent de ces espaces peuvent se former sur des demandes antagonistiques (plus d’argent, un meilleur logement, le retrait de la police) mais ils produisent aussi leurs propres problématiques. Ils rejettent des concepts, des désirs, des formes de vie qui ne font pas sens au sein de la société existante et appellent ainsi à la création de nouveaux mondes. Mais lorsque les mouvements sociaux ralentissent et perdent leur base, ces problématiques s’arrêtent elles-aussi. Ce qui avait été nouveau devient codifié. C’est un cercle vicieux: lorsque des problématiques s’enlisent, elles acquièrent une charge; lorsqu’elles acquièrent une charge, elles ralentissent. Au lieu d’être innovante et productive, la problématique perd sa cible et devient un cliché. Elle devient saturée de sens. 

Le succès de la bataille pour la prise de conscience sur le changement climatique a eu des conséquences étranges. Lorsqu’on a pendant longtemps cassé ses poings sur un mur, il est difficile de savoir quoi faire lorsque ce mur tombe. Certains se sont focalisés sur la poignée de ceux qui continuaient à nier le changement climatique. D’autres se sont tournés vers les gouvernements et les institutions internationales pour leur demander d’apporter des solutions, de la même façon que Make Poverty History avait demandé au G8 d’apporer une solution à la faim dans le monde. D’un côté, ceci est amené par un sens de l’urgence et la notion (erronée) que le problème est si massif que seul un organe centralisé peut y faire face. Mais à un niveau plus large, c’est symptomatique d’une ‘politique sans antagonisme’, où nous pouvons faire connaître nos opinions (en manifestant, en portant des bandeaux au bras ou en refusant de prendre l’avion) et tout le reste c’est de l’administratif.

Cette idée de la politique sans antagonisme est une illusion. La plupart des « solutions » imaginées par les gouvernements – et que certains militants écologistes réclament – vont limiter notre liberté et notre autonomie, elles vont nous appauvrir, vont nous imposer de travailler plus. Elles supposent le transfert de nouvelles richesses des pauvres vers les riches. L’individualisme de la consommation ‘éthique’ par exemple mène à un antagonisme implicite entre ceux d’un côté qui vont faire les ‘mauvais’ choix, et/ou le lobbying militant auprès des gouvernements pour que ceux-ci imposent le ‘bon’ choix aux gens. Lors du campement climat de 2007 au Royaume-Uni, l’un des intervenants les plus connus a prévenu que ‘nous’ devions être prêt à nous opposer à des émeutes contre l’austérité  (Nous pensons faire l’exact contraire.)

LE CHAT MANGE LA SOURIS, LE MAQUEREAU BAT LA PUTAIN

Evidemment nous ne pouvons pas suggerer qu’il faut plus d’antagonisme? N’y a-t-il pas assez de haine et de violence dansle monde? N’y a-t-il pas déjà assez de séparation et de rupture? Oui. Et c’est bien le sujet. L’histoire qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui de la séparation de l’humanité et des bien communs est écrite en “lettres de sang et de feu”. Dans le monde entier, que vous soyez en train de ramasser des ordures dans un bidonville ou en train de vous démener pour payer la prochaine échéance de votre emprunt, la relation du capital est faite de violence, de séparation et d’antagonisme.

Cet antagonisme incessant et débilitant est central dans le mode de fonctionnement du capitalisme.  En comparaison avec féodalisme ou l’esclavage, le capitalisme est un système social dynamique et relativement résilient pour deux raisons. La première est sa capacité à se nourrir de l’antagonisme, d’utiliser l’antagonisme pour booster son propre développement. Un exemple de cela est le passage de la production d’une valeur de surplus absolue à une valeur de surplus relative. Le mouvement des travailleurs devenant plus fort en Angleterre au 18e et 19e siècle, les propriétaires d’usine ont été obligés de passer d’une stratégie d’exploitation extensive (de longues journées de travail et de courtes pauses) à une exploitation intensive (en utilisant des machines pour accroître la productivité). Cela a lancé un nouveau cycle d’accumulation, célébré comme la Révolution industrielle. Cette stratégie a atteint son sommet avec les lignes de production mobiles de Henry Ford. 

Une relation différente à l’antagonisme peut être vue dans les Etats-providences de l’après-guerre et dans les politiques keynesiennes qui les ont impulsés. Ces sociétés ont institutionalisé l’antagonisme entre le capital et la classe des travailleurs de l’industrie; des mesures assurant un certain niveau de bien-être ont été négociées en échange d’une productivité croissante. Les luttes autonomes féroces des années 1960 et 1970 ont fait exploser cet antagonisme gelé en mettant en lumière de nouveaux problèmes et de nouveaux antagonismes.

La seconde raison qui explique la capacité de résilience du capital est le fait que son antagonisme essentiel est sans cesse déplacé. Le capitalisme en tant que relation sociale domine nos vies, et pourtant il est presque impossible de le localiser. Certains ont affirmé que c’est juste un problème de ‘fausse conscience’, comme si il suffisait de lever le rideau et de montrer l’homme qui actionne les manettes. Mais il ne s’agit pas d’idéologie. Le capitalisme n’a pas besoin que nous croyons que les marchandises ont une vie propre ou que le capital produit de la richesse. Nous devons simplement agir comme si cela était vrai lorsque nous travaillons ou consommons. La réalité ne peut ainsi qu’apparaitre capitaliste. Rien d’autre ne ‘fait sens’, du fait des présupposés que le capital place sur nous. C’est la même chose avec la violence qui nous sépare des biens communs, lorsque les gens sont forcés à quitter leurs terres dans le Sud, ou lorsque, dans le Nord, ils voient leur temps de travail transpirer sur tout le reste de leur vie. “Il est très difficile de nommer la violence parce qu’elle se présente toujours comme pré-accomplie… Du point de vue à l’intérieur du mode de production capitaliste, il est très difficile de dire qui est le voleur et qui est la victime, ou même où la violence réside.”

Même sur le lieu de travail le plus exploitateur, il est difficile de dire précisément où est l’antagonisme. Etes-vous contre le contre-maître? Le cadre? Le fond de pension étranger où d’autres travailleurs investissent leur épargne? Via sa stratégie de décomposition de classe, de marchandisation, d’individualissation etc, le neo-libéralisme oblige à une intensification de la compétition: cela signifie, l’intensification de la concurrence entre tous les travailleurs du monde. Avec la libéralisation commerciale, un producteur de café de l’Equateur est maintenant en concurrence directe avec un autre en Indonésie, cependant que la croissance des marchés financiers mondiaux signifie que tous les deux sont en compétition avec des professeurs de Leeds et des employés de call center à Bangalore. Ainsi, la nature antagonistique du capital se manifeste moins comme un clash entre le travailleur et le patron que comme une lutte amère entre travailleurs, chacun essayant d’être la hauteur de la norme déterminée par le marché (voire de la dépasser pour établir ainsi une nouvelle norme plus élevée).

Cet antagonisme déplacé est aggravé par le changement climatique – et pas seulement du fait des guerres sur l’eau ou d’autres ressources. Comme nous l’avons aperçu, la solution imposée par le capital est un nouveau cycle d’austérité, une redistribution de la richesse des travailleurs vers le capital. Des mesures comme les taxes sur la carbone ou le payage sur les routes vont augmenter le coût de nécessités de base comme l’alimentation, le chauffage et le transport, limitant ainsi notre mobilité et notre autonomie. Le changement climatique est une double calamité pour la grande majorité de la population du monde. Non seulement nous allons souffrir de ses effets – les riches ne doivent pas vivre dans des régions menacées par les inondations et de toutes les façons ils ont toujours une bonne assurance – mais aussi nous allons souffrir des solutions du capital face au problème. De plus, étant données les relations sociales capitalistes, la meilleure réponse individuelle est de tenter de gagner plus d’argent (car l’argent achète la mobilité, etc), tout comme la meilleure réponse individuelle dans une entreprise est de marcher sur la tête des autres travailleurs. C’est ‘logique’. L’effet est d’intensifier la compétition, la guerre de tous contre tous est le sang qui coule dans les veines du capitalisme.

Les changements énormes dans les structures de relations capitalistes ces trente dernières années ont aussi eu une implication majeure sur comment l’antagonisme apparait dans nos vies quotidiennes. Avec les délocalisations et les privatisations, il est de moins en moins facile d’identifier qui est nore ennemi à un moment déterminé. La gouvernance est à étages multiples, les reponsables sont toujours ‘ailleurs’. Les politiques et les preneurs de décisions à tous les niveaux, du conseil municipal aux gouvernements nationaux, peuvent dire en toute honnêteté “nos mains sont liées”. La politique, ce mot compris dans son sens traditionnel, est remplacée par l’administration, avec pour résultat que l’antagonisme politique est souvent totalement vain. Prenez l’Initiative Finance Privée qui opère dans des écoles, des hôpitaux, des prisons et autres au Royaume-Uni: c’est une façon d’injecter du capital privé dans des services publics en échange de contrats à long-terme. Pour les écoles par exemple, la municipalité n’est pas propriétaire du bâtiment, mais le loue à une entreprise. Alors que l’Initiative est largement perçue comme un désastre, il est presque impossible de s’y opposer : “Il n’y a pas d’autre source de financement…”  C’est le cri fondamental du néo-libéralisme: There Is No Alternative. Il n’y a pas d’alternative. Le néo-liberalisme est un totalistarisme qui n’est pas basé sur une croyance, mais simplement sur l‘efficacité’, sur le fait que la tâche est réalisée.

LA COLERE EST UNE ENERGIE

Cependant, malgré tout cela, la haine contre les riches et les puissants persiste. Les gens détestent les ‘chats gras’. La BMW mise en feu est un cri de refus, de rage. NON! C’est un courant qui a une longue histoire, qui existe en parallèle à des politiques plus affirmatives. A côté du cri des Anabaptistes ‘Omnia sunt communia’ [Tout est commun] et de la notion que les terrassiers avaient d’une république immanente du paradis sur terre, allait la haine de la bourgeoisie et de tout ce qu’elle représentait. 

La violence peut jouer un rôle dans l’antagonisme, mais ce sont deux notions différentes. Il est difficile de les différencier car nous sommes habitués à une notion très restreinte de la violence. Il est aisé de voir la violence dans un vol à l’étalage; il est plus difficile de voir comment elle nous est imposée au cours de notre vie professionnelle; et il est quasiment impossible de la reconnaître dans la façon dont nous sommes quotidiennement séparés des biens communs.

Mais pouvons-nous fonder une politique de l’antagonisme formulée de cette façon? Il y a trois problèmes fondamentaux. Le premier est tout simplement d’identifier notre ennemi. C’est trop simple de dire que l’ennemi c’est le capital. Le capital est terriblement réel, il domine nos vies, mais c’est une abstration. Nous en faisons l’experience dans ses effets, ce qui signifie que les antagonismes qu’il produit ont lieu jusqu’à l’intérieur de nous-même. Le problème n’est pas tant de révéler l’antagonisme, comme si nous devions juste montrer aux gens la vraie nature du capital comme relation sociale. Le problème est de re-composél’antagonisme dont nous faisons l’expérience.

Cela nous amène à une seconde difficulté: il est difficile de recomposer cet antagonisme sans tomber dans le piège de personnaliser le capital. Dans le film sorti en 2004 The Edukators, l’un des personnage explique, “Il ne s’agit pas de celui qui a inventé le revolver. C’est celui qui appuie sur la gachette.” Il y a une contradiction ici. Pour nous, un des moments les plus libérateurs pendant les années 1980 a été la façon dont des anarchistes ont donnés les noms (et les adresses) des personnes qui dominaient nos vies. Cela a cassé les règles du jeu. Cela a renversé le déséquilibre des forces entre les riches et les pauvres, l’asymétrie d’un monde où les profits sont privatisés mais les pertes toujours socialisées. (Regardez la crise actuelle du crédit: alors que les victimes des subprimes sont mis à la rue, les banquiers ont juste à vendre leur troisième maison ou un de leur yacht de luxe) D’une façon bizarre, nommer les riches réaffirme une humanité commune en leur niant la capacité de se cacher derrière des entreprises à responsabilité limitée, des paradis fiscaux off-shore et des systèmes de gestion à étages multiples. C’est un écho à ce que disait Lucy Parsons en 1885 “Allons dévaster les avenues où les riches vivent.”

Cela cache un grand nombre de dangers. Mis à part l’impasse manifeste du terrorisme, cette approche peut facilement glisser dans le populisme. Nommer le capital (une relation sociale) comme l’ennemi n’offre pas une ligne d’action facile; nommer les riches simplifie le champ social, et cela nous offre un peu de prise sur le monde. Mais ce faisant cela produit des boucs émissaires. Ce peut être l’aristocracie, la classe dirigeante ou les banquiers d’investissement – n’importe quel élément vu comme ‘parasitique’ ou ‘improductif’. Dans l’histoire, cela a souvent été lié à un antisémitisme violent. 

Le populisme retourne soigneusement sa veste dans les moments de piété qui passent pour ‘la politique’ sous le néo-libéralisme. La première minute nous demandons au G8 de résoudre la faim en Afrique, la suivante nous condamnons des jeunes mères pour donner de la mal-bouffe à leurs enfants. Chaque vague de panique morale absout le capital de sa  responsibilité dans l’état du monde qu’il domine. Cependant, parce le néo-liberalisme ne dépend d’aucune de ces croyances en particulier, elles meurent chacune tour à tour et leur nature sériale nous arrache toute croyance. La politique dépolitisée est précisément ce balancement sauvage entre d’un côté la piété, comme Make Poverty History, et de l’autre un cynisme rampant.

Le troisième problème est encore plus fondamental. En eux-même la colère, l’antagonisme, etc, ne nous mèneront pas bien loin. Parce qu’une relation antagonistique avec le capital reste une relation avec le capital, elle suppose encore que nous nous définissions en relation au capital. Mais nous ne voulons aucunerelation avec le capital (ou l’Etat), antagoniste ou autre. Nous voulons détruire ces relations, tout comme nous refusons la définition. Nous voulons l’exode, l’autonomie. Et là est le paradoxe. Bien que l’autonomie soit un mouvement pour “par nos propres efforts nous mener au bonheur”, elle doit encore contenir une certaine forme de ‘Non’, une rupture avec le monde tel qu’il est. Il est difficile de se propulser pour nager quand on est au milieu de l’eau, c’est beaucoup plus facile de pousser contre quelquechose. L’antagonisme fournit ce ‘Non’ en simplifiant l’espace social suffisamment pour offrir un peu de prise sur le monde et ainsi rendre possible l’action politique.

Nous ne pouvons pas prétendre que l’antagonisme n’existe pas. Mais nous devons agir en toute conscience de cet antagonisme pour réussir à le dissoudre. Ces simplifications sont en excès, ce qui pourraient nous faire penser à des impossibilités. C’est la gène que contient chaque problématique. Et c’est dans ces espaces trop étroits que nous pouvons créer de nouvelles problématiques, tracer un chemin entre les impossibilités… et ainsi ouvrir de nouvelles possibilités.

LA REVANCHE DE LA REINE ROUGE

Si nous nous trouvons dans une impasse quand nous tentons de penser l’antagonisme, peut-être n’est-ce pas la faute du concept mais plutôt de l’impasse dans laquelle nous sommes placés à la fois “dans nos vies et dans nos pensées” par le capital et l’Etat. La problématique de l’antagonisme rend un sens un peu différent lorsque placée à côté de celle de l’exode. Après tout, l’antagonisme peut nous aider à dire ce que nous sommes, mais il ne peut pas nous dire ce que nous pouvons devenir. 

Les concepts politiques traditionnels tels que la solidarité ou l’alliance impliquent un calcul des intérêts pré-existants. Ils reposent sur des corps séparés, avec un début et une fin, dont les chemins peuvent être tracés à l’avance. C’est comme si les identités engagées n’étaient pas transformées par la relation que ces concepts représentent. C’est pourquoi nous défendons l’idée de l’amour comme concept politique, parce que l’amour implique une transformation réciproque. C’est une relation de devenir mutuel. En tant que tel, il opère au-delà d’un calcul rationnel d’intérêt. Littéralement, on se perd dans l’amour car les frontières entre les corps séparés deviennent indistinctes.

Nous pouvons faire l’expérience d’une telle politique dans les pics périodiques d’intensité partagée, que nous pouvons vivre, par exemple, dans l’action politique collective. Pendant ces moments d’excès, les fictions du fétichisme du capital se dissolvent et nous faisons face à un monde re-potentialisé. L’antagonisme du capital devient plus clair, et cependant il perd sa force d’attration sur nous. A la place, nous sommes animés par l’affect d’une capacité collective accrue. Nous réussissons à échapper de notre identité antagonistique et à nous transformer en quelquechose de nouveau.

Bien sûr nous ne pouvons pas seulement souhaiter une relation politique d’amour dans la vie de tous les jours. Les policiers anti-émeute qui s’avancent vers nous sont entraînés à résister à toute relation de transformation mutuelle (lorsqu’il ne va pas dans les deux sens l’amour est assez douloureux). De telles epxériences sont concrètes et spécifiques, elles ne peuvent pas être universalisées. Nous ferions mieux de les voir comme des entrainements à l’amour. Vécu de façon a-historique et non-spécifique, l’amour peux glisser vers la piété et s’ouvrir à une administration néo-libérale. Si nous voulons atteindre un amour matérialiste, nous aurons besoin du réalisme d’un antagonisme recomposé.

Embourbés comme nous le sommes dans les fictions mortifères de ce monde, une politique basée sur l’amour peut sembler impossible. Tout juste comme la politique de l’antagonisme est une impossibilité face au néo-libéralisme. Mais cela ne devrait pas trop nous préoccuper. Comme la reine rouge, nous devons nous entraîner à croire à “six choses impossibles avant le petit déjeuner”. Quand une problématique devient saturée, nous regardons la prochaine impossibilité pour nous ouvrir une prise. C’est comme cela que nous nous échapperons, avec AMOUR tatoué sur une main et HAINE sur l’autre. 

The Free Association

English original here.

 

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